mercredi 7 août 2019

Le fil rouge aux pages blanches

"Bonjour à tous, je suis l'auteur de ce carnet je-"

Il referma le livre, l'examina entre ses grandes mains calleuses, les pages étaient jaunies et la couverture tâchée d'eau. Il rajusta ses lunettes et rouvrit au milieu.
"Je ne savais pas que cet épisode en particulier aurait-"

Le grand homme regarda autour, la librairie déserte ne s’embarrassait même pas de vendeur. Il mit sa main à sa poche et en sortit de quoi payer, avant de verser les quelques pièces dans une boîte en carton. Dehors, une bruine tombait en petits bouts de fils transparents. Il posa son chapeau sur sa tête et le petit livre dans sa poche de manteau. La ville somnolait encore, le soleil semblait ne pas vouloir se réveiller. Une sombre nuance grise faisait écho aux visages nimbés de sommeil et une harmonie silencieuse, mélancolique, traversait les rues. Dans le centre-ville, même les cafés n'avaient fait que commencer à se remplir, les salariés, les ouvriers, y venaient comme à leur habitude boire quelque chose de chaud avant de se presser vers leurs lieux de travail, pleins de liquide amer.

La lumière orange et poisseuse alourdissait l'humeur et enlaidissait un peu plus le café-bistrot choisit. Des affiches d'anciens films, des dessous de verre, étaient accrochés partout sur les murs. L'homme prit une table à une fenêtre, personne sur la terrasse, il sortit son paquet de cigarette et le rentra immédiatement. Il soupira pour la première fois aujourd'hui et sa curiosité le poussa vers le livre.

Il n'y avait pas de titre, seulement une couverture rouge unie, l'écriture à l'intérieur y était manuscrite et fleurissait le papier de grandes arabesques.

" Il était tard le soir, je rentrais de ma partie. La rue baignait dans la vision nocturne que partageaient gracieusement les lampes aux grandes pattes. Je fis flotter mes pas jusqu'à cette source de lumière blanche, l'épicerie qui semblait ne jamais fermer. Mon portable indiquait qu'il était pile une heure du matin et j'aimais savoir que des gens travaillaient encore à cette heure à éclairer cette rue vide."

Le serveur arriva avec le café au lait qu'avait commandé l'homme, qui le but avec méfiance, il ne savait jamais comment réagir avec les cafés au lait que faisaient les autres. Pour cette fois il n'eut rien à redire et l'homme put reprendre sa lecture.

"Les étales en dehors voilées par l'obscurité, laissent à la vue de tous des fruits et légumes un peu abîmés. Une pomme parmi les autres me regarda, ses reflets cramoisis semblaient vouloir me dire qu'elle savait en valoir la peine, mais la méritais-je ? Oui, sûrement. Elle ne semblait pas en être si sûre. Je me mis à argumenter, parler de mes compétences, de mon enthousiasme et de ma volonté de bien faire. Cette conversation dans ma tête dura un moment, un moment passé à me tenir silencieux devant des fruits.

Je m'imaginais déjà, l'acidulée de sa chair rencontrer ma langue et activer la production de la salive. Le jus s'extraire sous la pression de mes dents et l'acidité devenir douceur alors que cet hybride de croquant et de fondant se mettrait à fondre. A la deuxième bouchée, une nouvelle vague d'acidité se mêlerait à la première devenue plus douce et les parfums des longs mois passés à absorber l'essence de la terre, se libéreraient en une saveur végétale qui se rapprocherait de la saveur minérale. Le même plaisir que les racines eurent à digérer l'humus et les feuilles à s'abreuver de la lumière du jour feraient écho aux décharges agréables envoyés par mes papilles.
La terre, le soleil, l'air inspiré par l'arbre et les mois mis à fabriquer un milieu fertile pour ses graines, tout se mélangerait en une explosion évocatrice d'un instant seulement. Puis les enzymes de la salive s'activeraient à découper le sucre pour m'en faire profiter et faire fonctionner mon corps, en très peu cette nouvelle énergie se mettrait à couler dans mes veines. Ensuite, viendrait la troisième bouchée, mon appétit s'éveillerait de cette journée à jeun et se mettrait à vouloir dévorer les calories ou joules facilement absorbables.

Je pris la pomme, elle était chère surtout qu'elle était seule, mais la culpabilité ne me serra pas trop le cœur, je l'effaçais avec un sourire tout en marchant. Dans mon petit appartement que j'avais fini par ranger la veille, traînait encore de la vaisselle sale et des livres un peu partout. Du placard je sortis une assiette blanche aux bords bleus, je me mis à découper la pomme en quartiers et éplucher ces derniers. L'habitude aurait voulu que je la mange entièrement, trognon et pépins compris, oui je sais, c'est bizarre. Ce matin, je voulais prendre mon temps néanmoins. Après les avoir épluchés, je pris les quartiers et avec précaution, je me mis à les diviser encore plus finement. Lorsque toutes les tranches furent faites, les épluchures rejoignirent ma poubelle, qui était en fait juste un sac qui traînait par terre et me jugeait.

Enfin, ma fourchette en main, je me retrouvais dehors de nouveau, mon sac sur le dos, mes chaussures à mes pieds, dans la rue. Dans ma main il y avait bien ma fourchette en effet, et j'étais bien en dehors de mon appartement. Je n'étais pas sorti. Je n'avais pas enfilé mes vêtements. Sur mon portable, il était une heure du matin pile. Je n'étais pas dans un rêve, j'en étais certain. Alors je me mis à penser sans un mot. Je ne savais pas ce qu'il venait de se passer. J'avais peur de perdre l'esprit comme je le craignais depuis longtemps. Sans attendre je dis bonjour au gérant et lui posai une question à laquelle il répondit par la négative.

Je n'étais pas venu acheter une pomme il y a cinq minutes, non. 

J'en pris une, ou en repris une, et me dirigeai vers mon appartement, aucune assiette ne trônait sur ma table. Mais. Mais quelque chose avait bien changé, j'étais sûr du nombre de fourchettes que j'avais, deux. C'était facile. Mais. Mais il y en avait maintenant trois, une sur la table, une dans ma boîte à couverts et une dans ma main. Je ne suis pas un spécialiste en vaisselle, mais les mêmes marques et les mêmes chiffres se dessinaient sur celle de la table et celle dans ma main.

Alors que je pensais avoir au moins gagné une nouvelle fourchette dans cette affaire, celle de ma main disparut."

L'homme en noir referma le livre de nouveau. Cela ne faisait pas vraiment de sens. Le carnet semblait vieux et vieillis mais les évènements étaient modernes. Le style utilisé d'autant plus. Il y avait la présence d'un téléphone portable, mais au final, rien ne permettait non plus de dire à quel point le carnet était vieux et quand avait été écrit l'histoire dedans. C'était assez bizarre pour qu'on se pose la question mais pas assez pour y consacrer plus de temps que ça.

— Bonjour. 

— Ah, bonjour.

— Je suis en retard on dirait.

L'arrivant sortit son portable de sa poche avant de le ranger et sourire nerveusement.

— Excusez-moi, qu'est-ce que vous lisez ?

L'homme posa le livre sur le côté pour regarder cette jeune personne en retard et bien curieuse.

— Un livre étonnant, en lien avec ce que vous allez me raconter. Il faudra que vous le lisiez après notre conversation.

— Bien sûr, pas de problème.

— Donc pour recentrer les choses, vous m'avez contacté car vous avez vécu une expérience que l'on pourrait qualifier d'extraordinaire.

— Exact, une... sorte d'anomalie temporelle. Comment le dire sans être ridicule ? J'ai voyagé d'une certaine manière...

— Dans le temps.

— Voilà.

L'homme en noir hoche la tête et sort son dictaphone, il le place sur la table.

— Vous allez tout me raconter du début.

— D'accord.

Le jeune homme commença par se présenter et décrire sa vie avant le phénomène. C'était un étudiant qui travaillait à mi-temps et qui rentrait le soir, il est allé acheter quelque chose dans un magasin, est rentré chez lui, puis a découvert qu'il était revenu à son point de départ d'il y a cinq minutes. L'homme en noir fait la moue, il éteint le dictaphone et le range dans son manteau. Le serveur revient le voir, l'homme commande un café au lait de nouveau et l'interviewé un chocolat. Il lui tend le carnet et le jeune homme l'accepte, interrogatif. Pendant une minute il lit, d'abord le début, puis le referme de suite. 

Il ouvre la bouche comme s'il s'apprêtait à dire quelque chose et finalement ne dit rien. Il le redonne à l'homme en noir et fouille dans son sac.

— J'ai justement acheté ça aujourd'hui.

Un petit carnet rouge, tout simple, semblable à celui de l'homme noir trône entre les mains de l'interviewé. L'homme prend l'exemplaire du jeune homme, l'ouvre, il est encore vide et il sent le neuf.

— Ce sont les mêmes. J'ai acheté ce livre dans une librairie plus tôt, c'est votre écriture ?

— Heu... et bien, plus ou moins, oui.

De nouveau les carnets changent de mains, cette fois c'est au jeune homme de les soupeser.

— Je ne... oh ?

Sous les yeux de l'homme en noir, son carnet venait de disparaitre. Aucune lumière, aucun son, il était parti lorsque le jeune avait détourné ses yeux pour chercher une réaction sur le visage de son interlocuteur.

—Et bien, heu... tant pis, fit le jeune homme.

L'homme en face le regarda avec un drôle de sourire amusé et perplexe. Immédiatement, ils acceptèrent de se recontacter, il allait faire des demandes auprès de la structure où il travaillait et avec un peu de chance débloquerait des fonds pour commencer des études. L'homme offrit sa carte où figurait Charles Vailles et son numéro. Ils se serrèrent la main et un rendez-vous fut convenu la semaine prochaine.

L'étudiant rentra à pieds chez lui, il souriait tout seul comme à son habitude et discutait avec lui-même. Il avait beau avoir lu le début de ce carnet, il n'en savait pas pour autant son futur. Une voix s'éleva à l'intérieur de son crâne pour lui reprocher son manque de curiosité et une autre le félicita. Un débat s'installa un instant, mais ce fut le parti pour le futur inconnu qui l'importa. Il n'avait pas besoin de connaître son futur, mais il aurait voulu le connaître certainement.

Pendant ce temps, le centre-ville commençait à s'éveiller, la pluie avait finalement lavée le grisâtre. Le jeune homme n'en était pas forcément content mais il accueillit la douceur du soleil avec un sourire. Les sans-abris faisaient la manche, les étudiants rejoignaient leurs écoles, il pouvait sentir leurs regards sur son visage. Il n’accéléra pas la cadence malgré tout, c'était un élément de sa vie avec lequel il avait apprit à vivre. Il sorti un stylo de sa poche et tout en marchant, ouvrit les fenêtres du monde en grand. Le monde se reflétait devant, au dessus, en bas et sur les côtés, sans bouger les yeux. 

Une pierre se lance toute seule à travers un drap, la brume descend du bleu du ciel, le ballon de baudruche se gonfle sous la pression atmosphérique inverse, le stylo est dans sa main et le stylo est dans sa poche. Le jeune homme vient de remonter dans le temps encore une fois, depuis son expérience il s'est entraîné mais il ne voit toujours pas l'utilité de pouvoir faire ça. Peut-être que ça n'en a pas.

L'étudiant monte les marches jusqu'à son appartement, le chaos s'y est de nouveau installé depuis. Il prend une grande inspiration d'air vicié et se laisse tomber sur son lit. Il se relève, s'allume une cigarette et tousse. Il n'y a plus qu'à attendre.

Quelques semaines plus tard, Charles le recontacte, il n'a pas put obtenir les fonds et il doit abandonner ses projets, pour autant les deux continuent de se voir. La progression du jeune homme n'est pas linéaire mais il finit par pouvoir aller de plus en plus loin dans le temps. Pourtant la capacité du jeune homme ne lui permet pas non plus de changer son histoire, il revit des évènements proches et la conclusion reste la même.

Deux ans après le premier rendez-vous, sa licence en poche le jeune homme rentre chez lui. Il fait nuit et il rentre de chez sa copine.

Deux ans après, il obtient son master, cette fois il est seul. Il se rappelle qu'il a un rendez-vous et il doit se préparer. Il se couche, la nuit est calme, après ce voyage il ne sait pas ce qu'il devra faire. Il ne sait pas si il trouvera un boulot ou des amis. Depuis que sa copine l'a quitté il est seul tous les soirs et il pense aux noms qu'il ne peut pas appeler. Finalement, il s'endort.

Il n'a pas de voiture, alors il a marché. La journée est visqueuse, le gris graisseux colle à la peau et il ne fait pas encore chaud. Au fond de la rue, entre une boutique de vêtements et un tabac, se perd la librairie sans porte et sans enseigne. Le jeune homme regarde autour, le magasin ne s’embarrasse pas de vendeur et pas de lumières ou de fenêtres non plus. Une odeur froide et caverneuse se cramponne de toutes ses forces à l'endroit malgré l'air qui souffle à travers la devanture béante. Il fouille un instant à travers les piles effondrées de livres fanés et ne prend rien, il dépose seulement un livre carmin tâché d'humidité et sort.

Il consulte son portable, il lui reste bien assez de temps pour être en retard.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire